Ces artistes qui nous sauvent....
Hier encore, en faisant des crêpes, j'avais mis la musique à
fond, un "best of" de Sinead O'Connor, et je chantais à tue-tête le
refrain de la chanson Mandika : "I don't know no shame ! I feel no pain !
I can't see the flame !". Je vibrais jusqu'à la moelle avec les
percussions envoûtantes, le chant lancinant de "I Am Stretched On Your
Grave" et sa conclusion que le fiddle celtique répète avec insistance et
énergie. Je me pâmais dans la richesse d'une créativité débridée et
émotionnelle avec "The Thief of You Heart", dont la fin, aux airs
très celtiques également, qui marie le fiddle à la guitare électrique, suscite
en moi, à chaque fois, toutes sortes de visions créatives et narratives. Je me
fondais dans les nuances magiques, sourdes, entremêlant douceur et douleur, de
"Three babies", et je sombrais, en pleurant de chaudes larmes qui
évitaient de justesse la pâte à crêpe, dans la profondeur du drame de
l'histoire de Jackie, une chanson qui est comme un cri, un déchirement où vient
se mêler la tendresse et la tristesse.
Bref, tout un univers, un pan de vie imaginatif et
hyperanimé se met en branle quand j'écoute Sinead O'Connor.
Mais ce n'est pas tout ! Il ne s'agit pas seulement de
l'aspect créatif et de son impact émotionnel. Quelque chose se passe en
profondeur, quelque chose qui atteint des dimensions de moi-même que rien
d'autre n'arrive à toucher ainsi.
J'ai voulu comprendre pourquoi et comment les
artistes ont la capacité de créer pour eux-mêmes des œuvres qui nous rejoignent
si intimement.
Pour moi, écouter Sinead O'Connor, ou Peter Gabriel, ou James Horner et Hans
Zimmer, m'offre un moyen d'expression, un outil qui compense ce que
j'ai dû refouler, nier et ce que, chez moi, je n'ai jamais pu comprendre...
Certains films, poèmes, chansons, ont tellement marqué mon
enfance et mon adolescence, non pas comme des éléments extérieurs qui
s'impriment mais comme si des éléments préexistants de ma personnalité étaient
réveillés, voire révélés. Et cela m'arrive encore !
En me penchant sur le cas de Sinead O'Connor en particulier,
sur l'effet intense que ses chansons ont sur moi depuis la fin de mon
adolescence, et en visitant son histoire personnelle, je remarque les points
communs avec ma propre histoire et je commence à comprendre.
Sinead fut élevée dans un pensionnat de jeunes filles tenus
par des religieuses. Ce n'est pas systématique de ce genre de pensionnat
(heureusement !), mais elle y a vécu les abus physiques et psychologiques qu'on
y rencontrait fréquemment.
Cela a donné une rebelle, une écorchée vive.
D'autres jeunes filles ont vécu des situations identiques
sans en sortir aussi visiblement et carrément meurtrie, et sans le hurler à
tout va ! Mais Sinead était différente.
L'irlandaise déjantée des années 80 s'est élevée seule et
sans filet contre l'impérialisme britannique (et je me souviens que Mme Thatcher
n'avait pas du tout apprécié !), contre l'emprise religieuse, contre l'industrie du
disque, contre le sectarisme et le ségrégationnisme, et contre pratiquement tous les
types d'autorité.
Comme moi, elle ressortait écorchée de chacune de ses relations humaines
et infligeait quelques dommages au passage.
Récemment, elle a officiellement confirmé le diagnostic de
trouble bipolaire, comme si sa capacité à faire des chansons résonnant à la
fois de colère et de détresse, de tendresse et de violence, n'exprimait pas assez les extrêmes qu'elle était capable de rejoindre.
Voilà qui m'a particulièrement intéressé !
Trouble bipolaire... A l'instar de Robin Williams, Jim
Carey, Richard Dreyfus, pour ne citer que quelques acteurs sur les milliers qui
ont animé nos vies et qui souffraient de ce "trouble du comportement". Chanteurs,
peintres, philosophes, écrivains, génies... Ils pullulent, ces personnages
engagés, ces "vrais" artistes, c'est à dire ceux qui donnent tout ce
qu'ils ont, et surtout qui ils sont, de manière authentique sans trop se
laisser teinter par le business, qualifiés de bipolaires ou souffrant d'autres
pathologies comportementales. Ils sont d'ailleurs les seuls, semblerait-ils,
qui soient capables d'apposer une réelle empreinte, de causer un impact
suffisant pour bouleverser un tant soit peu notre monde apathique, éteint, normalisé, et lui éviter la
sclérose !
Je pense que dans une autre société, un monde où les
intelligences divergentes auraient le droit de s'exprimer, d'exister, un monde
où répressions éducatives, brimades, boulonnage dans toutes sortes de carcans
depuis la petite enfance, ne sont pas d'usage, ceux que nous appelons
bipolaires, HP, surdoués, atypiques, etc. ne seraient pas affublés d'un "trouble du comportement" mais seraient considérés comme de sacrés atouts !
Bien que, si l'on veut être tout à fait honnête, il faut
avouer que devoir se battre contre des exigences extérieures étroites et des
systèmes rigides pour exister produit souvent de véritables perles, de la même
manière que les huîtres affligées des grains de sables les plus irritants
produisent, en réaction, le plus merveilleux des nacres.
Ainsi, ces artistes, ces personnages qui sont arrivés à se
révéler contre vents et marées, qui ont souvent été consumés, à cause d'un
ressenti démultiplié, par des souffrances demeurant silencieuses chez d'autres,
et qui renaissent encore et encore de leurs propres cendres, ont l'art -
justement - d'aller nous piquer sous nos armures et derrière nos masques, tout
simplement parce qu'ils ont rejeté les leurs.
Ils sont à vif !
Lorsqu'à l'âge de 18 ans, je tremblais littéralement en
écoutant Sinead O'Connor, que je dansais jusqu'à me rompre les articulations
toute seule dans ma chambre et hurlais en silence des paroles que mon cerveau
comprenait à peine mais que mes tripes embrassaient pleinement, c'est parce que
le talent de cette femme me permettait
de rencontrer ma propre colère, de panser mes propres déchirures, ou de me
plonger dans la douceur et la vulnérabilité que savait emprunter sa voix
excise.
En exprimant ce que je n'osais même pas formuler en pensée,
encore moins le communiquer à qui que ce soit, elle me sauvait.
Et je tenais bon encore un peu.
En a-t-elle seulement conscience ?
Je devrais peut-être lui écrire....
FLB
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