Le dernier village d’artisans
Le parking est presque désert hors
saison touristique. Tant mieux, c’est ce que j’espérais. Je désire apprécier ma
visite avec le moins d’interférences possible. Il faut dire qu’après deux jours
de route, et même si les paysages m’ont comblée, surtout à partir du moment où
les montagnes se sont alignées sur l’horizon, je n’ai pas envie de gâcher mon
plaisir.
Les artisans sont difficiles à
trouver, de nos jours. Depuis que le fameux Traité Transatlantique fut signé et
instauré, l’artisanat disparaît comme neige au soleil. Heureusement
que les domaines du patrimoine et du tourisme se sont allié pour sauver le
savoir-faire de nos grands-pères ! Seulement dans ces conditions peut-on
encore trouver des produits qui ne sortent pas de l’une ou l’autre usine, loin,
bien loin de chez nous.
Dès que je sors de la voiture, le
suis saisie par la pureté de l’air matinal. Les montagnes m’ont toujours
fascinée. Solidement campées sur leurs positions, fières mais sans prétention,
elles me font penser à des monuments immuables à l’échelle des splendeurs
naturelles, bien au-delà de tout ce que l’homme peut concevoir, lui rappelant tacitement qu’un peu d’humilité ne fait pas de mal.
La brise passe une main furtive dans mes cheveux et les ébouriffe, puis me caresse doucement la joue.
Elle a dû traverser des vallées sombres de sapins noirs et serrés avant de me
parvenir car elle s’y est chargée d’un soupçon de résine qui vient effleurer
mes narines et soudain, je me mets à penser aux bonbons des Vosges que je
suçais étant petite et une vague de souvenirs associés me submerge un bref
instant.
Je souris. Une simple odeur est
capable de ramener à la surface tout un tronçon de vie.
J’enfile mon petit sac à dos, et en
route !
Les voitures ne sont pas autorisées dans ce village accroché à flanc de
montagne et dont il épouse les reliefs. Tant mieux ! Pas de bruits de moteurs
ni d’émanations toxiques, pas de klaxons ni de jurons. Je marche le pas léger, la tête
vide, les cinq sens avides, le cœur content. Le soleil, encore à l’Est, installe un jeu d’ombre et de lumière, une sensation de chaud-froid,
un défi pour mes yeux alternativement éblouis et écarquillés.
Les maisons de pierres, agglutinées comme pour se tenir chaud, dessinent la
rue principale, où sont réparties en quinconce les échoppes surmontées d’auvents
colorés, en un gracieux « S », tandis que les ruelles parfois à peine
visibles, qui surgissent presque par surprise, sont ponctuées d’escaliers et
partent dans tous les sens. Des excroissances rocheuses y percent çà et là.
Du parking, je pouvais admirer l’étendue des toits d'ardoises briller sur un fond vert. Maintenant, je ne vois plus que leurs rebords
en contre-jour, surplombant de petites fenêtres souvent fleuries entre des
volets peints.
Pittoresque est le mot qui convient.
J’approche du premier auvent. Pas besoin de lire l’enseigne, je sais de
quelle échoppe il s’agit : les effluves chauds de pains fraîchement cuits
me parviennent par bouffées. Je respire à fond, imaginant une croûte craquante
et dorée abriter un cœur fourni, moelleux et pâle, savoureux à souhait. J’en
salive à l’avance et m’empresse d’acheter deux croissants que je mangerai tout
de suite, ainsi qu’un pain bis à l’ancienne à dévorer plus tard, quand j'en couvrirai les tranches que je couperai moi-même d’une couche de beurre luisant,
jaune, salé et goûtu, pour autant que la ferme, en bas du village, un peu à l’écart,
puisse m’en fournir, accompagné de divers fromages qui auront conservé dans leur
odeur et leur goût le souvenir des alpages qu’auront parcouru librement vaches,
chèvres et brebis.
Quelques enjambées plus loin, la bonne odeur du café moulu me pénètre
jusqu’à aller repêcher dans ma mémoire les matins de vacances de ma jeunesse. Je me
réveillais chez ma grand-mère et son café embaumait l'appartement. Je me
souviens même des grésillements du vieux percolateur provenant de la cuisine.
Voilà qui accompagnera parfaitement mes croissants.
Il me reste à choisir entre une multitude de grains variés, du brun clair jusqu’au
noir, que l’on dit mûris au soleil, récoltés et torréfiés avec patience et respect et dont les saveurs légères ou corsées,
amères ou noisette, ne sont pas altérées par des emballages en plastique. Les grains sont moulus sur place. En attendant, ils reposent dans de grandes jarres en verre aux couvercles de liège.
Je choisis un café fort, au lait, et sucré parce qu’on ne limite
pas le plaisir, que je sirote entre chaque bouchée de croissant.
A nouveau en route, ce sont bientôt de discrètes senteurs boisées qui se mêlent
à l’air frais montant la rue à ma rencontre. Un peu plus loin, l’échoppe de l’ébéniste
se cache derrière un amoncellement de tables et de chaises aux différentes
essences, du frêne blanc aux déclinaisons du chêne, dorées ou sombres, en
passant par le blond clair du sapin et le brun franc du noyer. A l’intérieur, toutes sortes de
jouets en bois sont exposés, qui roulent, s’articulent ou s’emboîtent.
Je n’y prends qu’une toupie de cèdre, toute douce entre mes
doigts, et que je garde en poche pour la renifler de temps en temps.
Plus bas encore, je m’attarde chez le chocolatier. Mon nez est
littéralement enrobé de douceur et de béatitude. Mais il est plus sage d’attendre
l’heure du retour pour acheter un assortiment.
Il y a plus de monde, maintenant. L’heure de midi approche. Les terrasses
se déploient devant les restaurants, dans la rue exposée au soleil qui, presque
à la verticale, réduit les ombres à de simples contours. Les bonnes odeurs de
cuisine flottent dans la rue principale mais j’attendrai d’avoir vraiment
faim pour me mettre à table. Les croissants et le café habitent encore mes papilles.
Je veux descendre la rue en entier, visiter la petite ferme, puis tout
remonter avant de choisir un repas entre les mets traditionnels qui se bousculent sur les menus. Il me restera ensuite quelques échoppes d’artisans
à visiter, comme le maroquinier, qui me rappellera sans doute mes années au cercle
équestre où j’aimais m’attarder dans la sellerie pour m’imprégner de l’odeur du
cuir et toucher les quartiers des selles, lisses d’un côté, rêches de l’autre. Le potier où les senteurs de la terre mouillée
me donneront envie d’y plonger les mains. Et puis le verrier et la flopée de
couleurs transparentes, s’amusant avec la lumière et la vue. Ensuite je visiterai celui qui fabrique
un peu de tout en papier mâché parfumé à la rose, au muguet, au lilas. Et puis le
suivant, qui fait lui-même le feutre avec lequel il déploie toute sa créativité,
et encore cette dame qui joue avec la cire pour élaborer des bougies défiant l’imagination.
Bref, j’aurais dû prévoir plus d’une journée ici.
J’aurais même dû y prévoir une vie…
FB
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