C'est dimanche.
Je me promène dans les bois pour réjouir mon âme, converser avec la vie, m'imprégner de ce qui lui reste de sauvage et d'authentique.
Je me promène dans les bois pour réjouir mon âme, converser avec la vie, m'imprégner de ce qui lui reste de sauvage et d'authentique.
Tout est calme, l’hiver tire à sa
fin. En cette aube de l’année, les arbres chuchotent à peine et la nature savoure
encore un peu la torpeur qui précède l’éveil.
Je quitte le chemin. J’aime errer
sans penser et puis, quand je retrouve une piste, m’amuser à deviner
où je vais aboutir.
Devant moi, deux vieux chênes se tiennent à côte à côte. Sans doute loin sous mes pieds, leurs racines
s’entrelacent-elles. Leurs branches se caressent au-dessus de ma tête.
Entre les troncs, je peux passer,
même si l’espace est occupé par un rai de lumière oblique, un faible et bref éclat de soleil
qui, pour rejoindre la terre, se laisse trancher par les arbres à peine vêtus, balancés par un vent léger.
Le rayon ne me réchauffe pas, le
soleil est trop jeune dans l’année, mais il m’éblouit tout de même et je cligne
des paupières.
Lorsque j’ouvre à nouveau les yeux en grand, la forêt n’est plus la même, ou bien aurait-elle tout à coup vieilli de cent ans, de mille ans ?
Lorsque j’ouvre à nouveau les yeux en grand, la forêt n’est plus la même, ou bien aurait-elle tout à coup vieilli de cent ans, de mille ans ?
Mes narines brûlent comme si l’air
était trop pur, trop vif. Dans l’odeur de l’humus se mêle un violent parfum de musc. Du
lichen vert et grisâtre tombe des branches basses comme les lambeaux d’un rideau
de théâtre. Suis-je dans un décor ? Où est passé le soleil ? Sa
lumière est tamisée, elle ne pénètre qu’avec réluctance dans l’enchevêtrement
des branches tordues.
Mes pieds trébuchent sur de grosses
racines mouillées, le sol est humide. L’épais tapis de feuilles mortes ne crisse
même pas. Il absorbe mes déplacements de manière à conserver le silence que pas
un chant d’oiseau ne perturbe.
Confuse, je me remets tout de même
à marcher, tentant de repérer un relief familier, espérant entendre sonner l’heure
au clocher du village, au loin.
Mais rien.
Je persiste à avancer. Que puis-je
faire d’autre ? Je n’ose crier ou courir. J’ai l’impression d’avoir
pénétré dans un temple païen.
Je remarque à présent de hautes pierres, entre les arbres. Elles me surplombent, grises et
craquelées, difformes, à peine taillées, juste découpées, ou plutôt arrachées à
la roche, mais fièrement dressées comme des témoins solennels de secrets
ancestraux et de souvenirs muets.
Plus loin, elles forment un cercle. Elles s'alignent entre les troncs bosselés qui se raréfient pour former une
clairière invitant la clarté.
Il m’y est cependant impossible de
localiser le soleil, sa lumière diffuse semble venir de loin. « On dirait
qu’elle arrive d’un autre monde », me dis-je.
Là-bas, une forme sombre relève la
tête et s’ébroue. Je me fige. Elle me regarde fixement. Je l’observe, intriguée
mais étrangement sereine. C’est une jument. Noire comme un morceau de nuit sans étoiles, harnachée
à l’ancienne. Je n’ai jamais rien vu de semblable, de toute mon expérience de
cavalière. La jument n’est pas très grande mais l’énergie qui se dégage d’elle me défie
de m’approcher davantage. Elle renâcle, secoue la tête, et puis se remet à
fourrager entre les feuilles mortes et les fougères à la recherche de quelques
pousses téméraires.
« Pas de cheval sans cavalier ! »
pensai-je en pénétrant silencieusement, avec méfiance, dans le cercle, attirée par la lumière, et soudain, entre les pierres dressées, surgit la
silhouette d’un homme.
Ma première impression, à sa vue,
alors qu’il se tient immobile entre deux hautes pierres, les yeux fixés sur moi,
me prend sous le plexus comme un coup de poing. La pensée qu’un tel homme n’a pas foulé le monde depuis très très longtemps traîne entre mes tempes un moment, et
je me replie un peu dans le respect plus que dans la crainte.
Il n’est pas très grand non plus mais sa posture contient tant d’assurance et de dignité qu’il pourrait tout aussi bien être de la race des géants. Il semble aussi ancien que la forêt elle-même, aussi solide que les
hautes pierres et, comme elles, il semble faire partie intégrante du pays, sorti de la terre.
Il se tient au bord du cercle, au bord du temps, et me laisse
le regarder, m’imprégner de son image.
Il est habillé de foncé et de cuir.
Les larges lacets enserrent ses chevilles et je distingue bien, retenue à une
large ceinture et un baudrier, une longue épée droite couler le long de sa
jambe.
Sur ses épaules s’étale ce qui
ressemble à une peau de loup noir rattachée sur sa poitrine par une broche, ou plutôt une sorte de fibule ornée d'un petit éclat rouge.
Il porte une barbe courte, noire,
bien dessinée, et ses longs cheveux, noirs également, sont tirés lâchement vers l’arrière.
Il lève le bras droit et tend le
doigt dans une direction précise, mais je ne veux pas détourner les yeux, en tout
cas jusqu’à ce qu’une certaine autorité, émanant de son geste, m'invite à abdiquer. Son visage n’est pas dur mais son geste, impérieux.
Là, à ma gauche, à l’extérieur du
cercle, se dresse une grossière arche de pierre rongée par le temps, couverte
de mousse, à peine discernable des arbres aux troncs cagneux
Je comprends ce qu’il demande mais
je reste accrochée à la vision et au désir d’en apprendre, à la magie qu’elle
dégage, aux effluves d’aventure que j'y discerne.
Sans rien changer à sa position, sans qu'il n'ait à ouvrir la bouche, sa
demande se mue en ordre.
« Je n’ai rien à faire ici,
sans doute. » me dis-je tout en souhaitant ardemment le contraire.
Je lui tourne le dos et le
renoncement, dans ce simple mouvement, est presque douloureux. Les quelques pas qui me
séparent de l’arche sont pénibles, je désire me retourner mais je n’ose pas défier l'homme.
Le premier homme que j'ai jamais rencontré...
Le premier homme que j'ai jamais rencontré...
Je traverse la frontière et à mes
oreilles teinte l’heure au clocher de l’église du village, au loin, tandis que le soleil pâle
flotte à travers les branches nues clairsemées du sous-bois familier. Derrière moi, je devine que deux chênes s'aiment d'amour tendre.
Je veux y retourner. Je veux retrouver cette sensation d'infinies possibilités, d'étrangeté et de mystère. Je veux braver l'interdit et embrasser à la fois le naturel et le surnaturel de cet endroit. Je veux surtout comprendre le pouvoir et la puissance qui émanaient de cet homme. Je veux le revoir. Je veux le connaître.
Pour cela suffit-il, j’imagine, de
passer entre deux vieux chênes dont le soleil bénit les amours, un dimanche de printemps.
FLB
FLB
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