dimanche 14 février 2016

Entre deux chênes.



C'est dimanche. 
Je me promène dans les bois pour réjouir mon âme, converser avec la vie, m'imprégner de ce qui lui reste de sauvage et d'authentique.
Tout est calme, l’hiver tire à sa fin. En cette aube de l’année, les arbres chuchotent à peine et la nature savoure encore un peu la torpeur qui précède l’éveil.

Je quitte le chemin. J’aime errer sans penser et puis, quand je retrouve une piste, m’amuser à deviner où je vais aboutir.

Devant moi, deux vieux chênes se tiennent à côte à côte. Sans doute loin sous mes pieds, leurs racines s’entrelacent-elles. Leurs branches se caressent au-dessus de ma tête.
Entre les troncs, je peux passer, même si l’espace est occupé par un rai de lumière oblique, un faible et bref éclat de soleil qui, pour rejoindre la terre, se laisse trancher par les arbres à peine vêtus, balancés par un vent léger.
Le rayon ne me réchauffe pas, le soleil est trop jeune dans l’année, mais il m’éblouit tout de même et je cligne des paupières. 
Lorsque j’ouvre à nouveau les yeux en grand, la forêt n’est plus la même, ou bien aurait-elle tout à coup vieilli de cent ans, de mille ans ?

Mes narines brûlent comme si l’air était trop pur, trop vif. Dans l’odeur de l’humus se mêle un violent parfum de musc. Du lichen vert et grisâtre tombe des branches basses comme les lambeaux d’un rideau de théâtre. Suis-je dans un décor ? Où est passé le soleil ? Sa lumière est tamisée, elle ne pénètre qu’avec réluctance dans l’enchevêtrement des branches tordues.

Mes pieds trébuchent sur de grosses racines mouillées, le sol est humide. L’épais tapis de feuilles mortes ne crisse même pas. Il absorbe mes déplacements de manière à conserver le silence que pas un chant d’oiseau ne perturbe.
Confuse, je me remets tout de même à marcher, tentant de repérer un relief familier, espérant entendre sonner l’heure au clocher du village, au loin.
Mais rien.
Je persiste à avancer. Que puis-je faire d’autre ? Je n’ose crier ou courir. J’ai l’impression d’avoir pénétré dans un temple païen.

Je remarque à présent de hautes pierres, entre les arbres. Elles me surplombent, grises et craquelées, difformes, à peine taillées, juste découpées, ou plutôt arrachées à la roche, mais fièrement dressées comme des témoins solennels de secrets ancestraux et de souvenirs muets.
Plus loin, elles forment un cercle. Elles s'alignent entre les troncs bosselés qui se raréfient pour former une clairière invitant la clarté.
Il m’y est cependant impossible de localiser le soleil, sa lumière diffuse semble venir de loin. « On dirait qu’elle arrive d’un autre monde », me dis-je.

Là-bas, une forme sombre relève la tête et s’ébroue. Je me fige. Elle me regarde fixement. Je l’observe, intriguée mais étrangement sereine. C’est une jument. Noire comme un morceau de nuit sans étoiles, harnachée à l’ancienne. Je n’ai jamais rien vu de semblable, de toute mon expérience de cavalière. La jument n’est pas très grande mais l’énergie qui se dégage d’elle me défie de m’approcher davantage. Elle renâcle, secoue la tête, et puis se remet à fourrager entre les feuilles mortes et les fougères à la recherche de quelques pousses téméraires.

« Pas de cheval sans cavalier ! » pensai-je en pénétrant silencieusement, avec méfiance, dans le cercle, attirée par la lumière, et soudain, entre les pierres dressées, surgit la silhouette d’un homme.

Ma première impression, à sa vue, alors qu’il se tient immobile entre deux hautes pierres, les yeux fixés sur moi, me prend sous le plexus comme un coup de poing. La pensée qu’un tel homme n’a pas foulé le monde depuis très très longtemps traîne entre mes tempes un moment, et je me replie un peu dans le respect plus que dans la crainte.
Il n’est pas très grand non plus mais sa posture contient tant d’assurance et de dignité qu’il pourrait tout aussi bien être de la race des géants. Il semble aussi ancien que la forêt elle-même, aussi solide que les hautes pierres et, comme elles, il semble faire partie intégrante du pays, sorti de la terre. 

Il se tient au bord du cercle, au bord du temps, et me laisse le regarder, m’imprégner de son image.
Il est habillé de foncé et de cuir. Les larges lacets enserrent ses chevilles et je distingue bien, retenue à une large ceinture et un baudrier, une longue épée droite couler le long de sa jambe.
Sur ses épaules s’étale ce qui ressemble à une peau de loup noir rattachée sur sa poitrine par une broche, ou plutôt une sorte de fibule ornée d'un petit éclat rouge.
Il porte une barbe courte, noire, bien dessinée, et ses longs cheveux, noirs également, sont tirés lâchement vers l’arrière.

Il lève le bras droit et tend le doigt dans une direction précise, mais je ne veux pas détourner les yeux, en tout cas jusqu’à ce qu’une certaine autorité, émanant de son geste, m'invite à abdiquer. Son visage n’est pas dur mais son geste, impérieux.

Là, à ma gauche, à l’extérieur du cercle, se dresse une grossière arche de pierre rongée par le temps, couverte de mousse, à peine discernable des arbres aux troncs cagneux
Je comprends ce qu’il demande mais je reste accrochée à la vision et au désir d’en apprendre, à la magie qu’elle dégage, aux effluves d’aventure que j'y discerne.

Sans rien changer à sa position, sans qu'il n'ait à ouvrir la bouche, sa demande se mue en ordre.
« Je n’ai rien à faire ici, sans doute. » me dis-je tout en souhaitant ardemment le contraire.
Je lui tourne le dos et le renoncement, dans ce simple mouvement, est presque douloureux. Les quelques pas qui me séparent de l’arche sont pénibles, je désire me retourner mais je n’ose pas défier l'homme.
Le premier homme que j'ai jamais rencontré...

Je traverse la frontière et à mes oreilles teinte l’heure au clocher de l’église du village, au loin, tandis que le soleil pâle flotte à travers les branches nues clairsemées du sous-bois familier. Derrière moi, je devine que deux chênes s'aiment d'amour tendre.

Je veux y retourner. Je veux retrouver cette sensation d'infinies possibilités, d'étrangeté et de mystère. Je veux braver l'interdit et embrasser à la fois le naturel et le surnaturel de cet endroit. Je veux surtout comprendre le pouvoir et la puissance qui émanaient de cet homme. Je veux le revoir. Je veux le connaître.

Pour cela suffit-il, j’imagine, de passer entre deux vieux chênes dont le soleil bénit les amours, un dimanche de printemps.


FLB



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Laissez un commentaire ici