"J'ai toujours eu ce besoin terrible d'être plus qu'un être humain. Je me suis toujours senti minuscule, en tant qu'être humain. Je pensais, rien à foutre, je veux être surhumain."
Écrire un roman de fiction me prend entre deux et trois mois. Cela
dépend des recherches à effectuer et des activités ou des états qui m’éloignent
de l’écriture.
Plus j’avance dans l’histoire, plus elle se réalise, dans le sens
littéral du terme, jusqu’à devenir une réalité alternative d’une intensité
tantôt égale à celle-ci, tantôt plus forte.
C’est alors que le monde physique, tangible, le vôtre, s’efface. Ce
n’est pas qu’il est plus flou ou moins présent mais qu’il perd son attrait et
sa priorité. Il est un monde sans relief, en noir et blanc, morne,
totalement dénué de sens dans son fonctionnement et dans ses objectifs,
complètement inélégant, voire inepte. Il est même pesant, une obligation, une
vie qui s’impose à moi contre ma volonté, à laquelle je me soumets parce que je
n’ai pas vraiment le choix. Je suis née, je suis en vie, je dois bien
l’assumer.
Il m’ennuie terriblement, votre monde. Il est le journal du matin quand
je veux lire Tolkien, une étude au clavecin quand je veux écouter une
symphonie de Berlioz ou de Mahler.
Certains jours, il est mon ennemi. Il me fait peur parce qu’il est
autoritaire, exigent, impitoyable et intransigeant comme un mauvais père auquel
on n’arrive pas à échapper.
Il impose des règles qui ne sont même pas naturelles, des conditions à
l'existence complètement artificielles inventées quelque part dans les siècles
passés pour des raisons obscures, avec des intentions douteuses. Si je ne
réponds pas conformément à ses règles, il me prive de son rôle de nourricier.
Il me juge et m’ôte le droit à une vie digne. J’entends par là qu’il me retire l’accès
à la subsistance, à un toit, à un rythme de vie adapté à mes besoins, à
l’épanouissement.
J’ai grandi dans la crainte de ce monde-là, principalement parce que je
ne le comprends pas. Je n’y arrive pas. J’ai souvent l’impression que je
n’étais pas destinée à y vivre. Ce doit être une erreur, je ne suis pas d’ici
et je n’ai pas à y être… Où se trouve l’agence des destinations d’incarnation ?
À qui adresse-t-on les réclamations ?
Je ressens cela surtout lorsque je suis en plein dans la création et
l’écriture d’un roman, ce qui est pratiquement toujours le cas.
Mais pas seulement.
Ce qui me permet de créer les histoires et les personnages, de modeler à
partir de "rien", de sculpter sans matière, d’élaborer sans calcul, est une forme
de sensibilité exacerbée, l’accès à une gamme de ressentis extrêmement variés
et une perception multidimensionnelle que moi-même je n’arrive pas toujours à
définir, dont le fonctionnement demeure mystérieux et fascinant, sans cesse
renouvelée, à l’énergie inépuisable. Étrangement, cet indéfini-là, je le crains
moins que ce défini-ci. Je m’y sens bien plus à l’aise.
Entre les deux, mon cerveau sert de médium. Tel un prisme, il reçoit ce
qui me traverse, cette énergie, cette lumière qui vient du multidimensionnel, et il le concrétise, le matérialise. Dans mon cas, il utilise
les mots. Cela ne lui coûte aucun effort. Le processus est automatique et il
serait même constant si le monde physique ne se réclamait pas à mon bon
souvenir, frappant à ma porte avec ses doléances, ses exigences et ses
conséquences.
« Salut, c’est papa ! Tu as fait tous tes devoirs, tu as rangé
ta chambre, tu as accompli toutes tes tâches avant d’aller jouer ? »
Jouer ? Vivre, tu veux dire !
Ah, mais c’est vrai, les grandes personnes, comme les appelait Saint-Exupéry,
croient qu’il y a une différence entre jouer et vivre.
Ils croient que jouer, c’est perdre son temps, ce n’est pas sérieux, et
que la vie doit se gagner.
Tandis qu’ils la perdent…
Ils sont tous fous ! Des fous…. Comment ne voient-ils pas l’illusion
stérile dans laquelle ils se démènent, l’espace confiné qu’ils appellent « réalité »,
la pensée en deux dimensions avec laquelle ils fonctionnent, alors que dedans,
dehors, de tous les côté et à travers, là où ils disent que je me dilapide, il
y a tellement plus ?
« Non, papas, je n’ai rien fait de tout cela. Et puis, vas de faire foutre, à la fin ! »
Je me dis parfois que c’est la confrontation entre les deux réalités, le
bras de fer entre le monde tangible et l’univers indéfini, infini et multidimensionnel,
la « vie » et le « jeu », le fait que j’ai la capacité de
percevoir les deux avec la même intensité, de les discerner parce que fut forcée
en moi la notion qu’il s’agissait de deux choses distinctes alors qu’elles ne
font qu’une, qui permet la créativité.
Mais parfois, aussi, je me demande, si j’étais énergie pure, âme totalement
libre, non incarnée dans ce monde petit, absurde et cloisonné, quel Big Bang
serais-je capable de provoquer ?
Peut-être est-ce cela qui me fait peur, en fait : la puissance
confinée en moi que tout ici écrase, encercle, méprise et domine, qui hurle à
l’intérieur comme une bête en cage.
Pas facile de marcher avec un pied dans ce monde, un pied dans l’autre.
C’est une vie d’équilibriste que celle d’un artiste.
Un choix de chaque seconde entre la raison et la folie.
La réalisation ou la résignation.
La rage ou la peur, "figth or flight".
La vie ou la mort.
Je suis coincée ici mais je viens d’ailleurs. Je suis bien plus qu’un
être humain…
Par pitié, cessez donc de me ramener constamment au statut de citoyen.
FB
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