Je ne
pourrais dire exactement quand cela a commencé mais j’étais très jeune puisque
le premier souvenir du genre se situe dans l’appartement où j’ai vécu jusqu’à 6
ou 7 ans. J’étais assise sur mon lit, une poupée Barbie dans une main, mais au
lieu de jouer avec elle de manière conventionnelle en l’habillant, la coiffant,
je me tenais immobile, les yeux ouverts dans le vide, lui imaginant une
aventure palpitante dans un pays lointain où il y avait une montagne interdite.
Je me
rappelle de presque toutes les histoires que j’ai inventées, depuis, dans les
grandes lignes. Celles aux accents enfantins, adorables, et celles que les
aspirations juvéniles rendent outrancièrement poignantes ou terriblement naïves.
Je
les revisitais souvent, mes histoires, ou en tout cas leurs événements
marquants, les peaufinant ci et là, que ce soit en mangeant, en classe, durant
les trajets en voiture que j’appréciais particulièrement car on me laissait un
peu rêver tranquillement. Jamais je ne résistais à l’heure d’aller dormir car
alors, en paix dans mon lit, j’avais le champ libre pour m’y adonner à fond, sachant
que la nuit muselait le monde réel qui ne pouvait plus rien exiger de moi.
Je
vivais donc à moitié dans ce monde-ci, à moitié dans ceux que je créais. Je
préférais ces derniers, évidemment. Il s’y passait quelque chose, au
moins ! Quelque chose qui ressemblait plus, selon moi, à ce pourquoi j’étais
née, contrairement à ce que pouvait m’offrir ce monde-ci, morne, abîmé, désolé, limité,
sévère.
L’école
représenta vite l’ennemi numéro un. Sans cesse, elle mobilisait mes neurones et
mon intellect et barrait les accès vers les mondes imaginaires. Mes personnages
étaient mis au coin, punis, et sur leur bonnet d’âne était écrit ce que les
adultes ne cessaient de me répéter : qu’ils ne servaient à rien ! Ils
parasitaient une réalité qui demandait le sacrifice de tout ce qui vibrait en
moi.
Car il faut savoir que créer des histoires est
un processus tout autre qu’exclusivement intellectuel ou mental. Le cerveau
sert de projecteur d’images et de « métabolisateur », c’est-à-dire
qu’il ne fait que suivre avec les neurotransmetteurs concernés. Le reste vient
des tripes et du cœur. Et là où le ressenti est le plus fort, c’est dans le
ventre, juste sous le plexus solaire qui irradie alors d’une lumière intérieur
et d’une grande chaleur, comme le suggère son nom.
Mes personnages, je les aime. Pas comme des
amis ou des parents mais comme des compagnons d’aventures qui connaissent et
partagent ce qu’il y a en moi de plus intime, de plus authentique. Ils sont des
projections ou des alternatives à moi-même. Chaque partie d’une histoire suscite son
émotion, chaque personnage est attaché à un sentiment particulier.
Je suis très consciente, notez bien, et
depuis toujours, qu’ils n’existent que dans une autre dimension. Il n’y a
jamais eu confusion sur ce point, sinon, on me targuerait de schizophrène.
On
m’a souvent reproché de fuir ainsi la réalité. On me disait que je m’empêchais
de vivre à fond la vraie vie, que je passais à côté des choses importantes. On
me qualifiait de personne artistique ou émotive et l’on insistait sur le fait que
cela était un handicap, comme le confirmaient les résultats de mes bulletins
scolaires.
J’ai
compris tout récemment qu’en fait, je ne fuis pas la réalité : je la
transcende !
Je me connais bien, aujourd’hui. Enfin ! Si je devais me définir avec une étiquette, je me donnerais
celle de l’hypersensible intuitive, c'est-à-dire que je perçois les choses, le
monde qui m’entoure, avec plus d’intensité que la plupart des gens et dans les
détails les plus invisibles à l’œil nu. Créer des histoires m’empêche d’être
submergée par ce que je perçois. J’utilise, je transforme, je recycle, et cela
me permet de rester saine d’esprit !
(Bien
que certains considèrent l’hypersensibilité et l’intelligence intuitive comme
des pathologies car elles produisent des personnes généralement très peu
conformes aux normes de la société en général et qui ont souvent des
difficultés à s’adapter à une vie « normale ».)
J’ai
commencé à écrire mes histoires vers 10 ou 11 ans. Il fallait qu’elles sortent
de ma tête et de mes tripes où elles commençaient à s’y bousculer. Il me reste
deux cahiers de cette période dans une caisse au grenier, remplis d’une
écriture maladroite, techniquement parlant, d'une main qui doit encore faire un effort. Une écriture qui change et évolue d’une page à l’autre, qui se cherche encore, et
d’illustrations au crayon ou découpées dans des magazines.
J’aurais
pu utiliser, pour transcender la réalité et gérer mes perceptions, n’importe
quelle forme d’expression artistique. Je m’imagine très bien chorégraphe,
réalisatrice, chanteuse, compositrice, actrice, peintre ou illustratrice (ce
que je suis parfois aussi).
De temps en temps, une histoire prend plus
d’importance. Elle devient obsédante. Ses lieux sont très précis, ses
personnages extrêmement vivants et présents, complexes et entiers, et même
exigeants comme des enfants hyperactifs me rappelant à tout bout de champs
qu’ils veulent exister pleinement. Ses événements sont de plus en plus
marquants. Sa chronologie et sa logique, la quête d’une cohérence, prennent
énormément d’importance. Elle est omniprésente.
Telle
une mère obligée de laisser son bébé dans les bras d’une gardienne, la moindre
obligation qui m’en éloigne est une véritable déchirure.
Ces histoires-là, je dois les écrire, sous peine de souffrir et de mourir un
peu.
C’est
la fièvre de l’écrivain.
Cela
ressemble à un orgasme non-physique, perpétuel, toujours à la limite entre le
plaisir intense et la souffrance infinie. Une obnubilation consciente.
Trois
fois dans ma vie ais-je expérimenté cette fièvre.
La
première fois fut lorsque j’écrivais Le Bastion du Phénix, le roman que je suis
en train d’adapter en scénario pour le cinéma. Je travaillais en tant que
formatrice en anglais au CLL, à l’époque, et je me souviens que lorsque je
devais mettre de côté mon histoire pendant plusieurs jours d’affilée pour
préparer et donner mes cours, et bien que j’aimais beaucoup ce travail, j’avais
d’horribles migraines qui paralysaient tout le côté droit de mon visage,
rendant même aveugle mon œil droit.
Cloisonner,
pour un artiste en général, pour un écrivain en particulier et en ce qui me
concerne en tout cas, est un tour de force que les personnes rationnelles ne
peuvent même pas imaginer.
La deuxième fièvre, je l’ai attrapée en
écrivant MILO. J’étais déjà atteinte de fibromyalgie. Mon corps constamment
endolori me forçait à l’immobilisme physique et professionnel. Du coup, plus
besoin de cloisonner ! J’ai pu donner libre cours à mon écriture et ce fut
certainement, jusqu’à présent, la plus belle période de ma vie malgré la
maladie ! Mon histoire, mes personnages, ne rencontraient aucune
restriction à leur existence. Ils se déployaient à loisir et je n’avais plus
qu’à retranscrire leurs faits et gestes, leurs émotions et leurs intentions, au
fur et à mesure que tout cela me parvenait depuis leur dimension parallèle. Les
recherches exhaustives que réclame généralement un roman historiques ne
m’apparaissaient nullement comme des tâches annexes nécessitant un quelconque
cloisonnement. Je les vivais plutôt de la même manière que le metteur en scène
qui compose ses décors avec précision et justesse. Mes personnages pouvaient se
développer en parfaite cohérence avec leur environnement, sans aucun effort ni
sacrifice.
L’écriture
de Milo a pris plusieurs années à cause de ces recherches. Étudier les
civilisations celtiques et romaines pour leur donner vie dans un contexte
romanesque ne se fait pas en quelques mois, d’autant plus que j’ai tendance au
perfectionnisme, mais le passage du temps n’avait plus aucune importance.
Le
résultat, je peux le dire, fut à la hauteur de mes espérances.
La
troisième fièvre, je la vis depuis deux semaines.
Et
oui, je peux vous l’annoncer, c’est un scoop : j’écris un nouveau roman !
C'est-à-dire
que j’en suis à la genèse. L’idée est encore très globale, quoique très
pressante. Je ne sais pas trop où je vais, mais j’y vais certainement. Les
trois personnages principaux sont déjà bien typés. Ils ont déjà chacun leur
thème musical. D’ailleurs, plusieurs scènes ont déjà leur musique.
Ah,
oui, je dois sans doute le préciser : je travaille énormément avec la
musique. Elle sert de catalyseurs aux émotions nécessaires à l’écriture d’une
scène ou à la fondation d’un personnage. Ainsi, quand je dois laisser une scène
de côté pour qu’elle décante un peu, ou parce que la vie réelle me rappelle à l'ordre, il me suffit, dès que j’y reviens, d’écouter sa musique pour y être
instantanément et intégralement replongée. Le Bastion du Phénix ainsi que MILO
ont tous deux leur compilation, un peu comme le soundtrack d’un film. D’ailleurs, je me sers presque exclusivement
de musiques de films. Mes compositeurs phares sont Hans Zimmer
(incontournable !), Harry Gregson-Williams, James Newton-Howard, James
Horner et Thomas Newman.
Bref,
je suis enfiévrée. Cela signifie que les courses, la lessive, l’administration
domestique et toutes les tâches du genre sont des parasites. Cela signifie
aussi que mes amis me voient moins souvent. Même quand nous sommes ensembles,
je ne suis pas tout à fait là…
Je
suis ailleurs, en d’autres lieux, en tout autre compagnie, avec des personnages
dont les émotions m’imprègnent à chaque instant et qui m’entraînent dans leur
histoire à travers un monde où je peux laisser vibrer toutes les fibres de mon
corps sans retenue, où je connais enfin l'héroïsme, la quête, l'initiation, la passion, la liberté, la force, l'amitié et l'amour inconditionnels et indestructibles... la vie, quoi !
C’est
ma façon d’exister, et le plus formidable, c’est que je vous la donne !
Pour peu que vous aussi puissiez vibrer par toutes les fibres de votre corps
quand vous me lisez, c’est que ma fièvre vous a contaminés.
FB
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